Entamons le vif du sujet : comment construire une histoire intéressante ?
Les techniques de storytelling me servent tout le temps : lors de l'écriture de mes scénarios, lorsque je maîtrise en improvisant un peu (jouer un PNJ, trouver un rebondissement, etc.), lorsque je suis joueur.
Quelques outils de Keith Johnstone
Keith a créé un panel d'outils trouvant leur application directe dans les formats de spectacles qu'il a créé (le Micetro, le Theatre Sports,...). Il est important de souligner qu'il s'agit d'un système qu'il faut explorer par soi-même, les quelques outils que je peux donner ne sont pas des recettes miracle, je le rappelle ! En voici quelques uns :
La Plateforme
Elle est la base de la scène qui contient les informations nécessaires à son développement. On les obtient en répondant à 5 questions majeures :
- Qui sommes-nous ?
- Quelle est notre relation ?
- Où sommes-nous ?
- Quand sommes-nous ?
- Que faisons-nous ?
Aussi évidentes que semblent ces questions, rappelez-vous combien de fois vous y avez répondu entièrement au début d'une scène de jdr. Combien de PNJ oubliés dans un coin ? de relations en suspens, non définies ? de lieux vagues ou d'horaires approximatifs ? C'est fort dommageable car la plateforme est un outil puissant pour donner du relief à une scène. Pour cela, rien de plus simple : définissez de la manière la plus banale possible 4 éléments sur les 5. Ensuite, prenez le dernier élément qui reste et définissez-le de manière surprenante.
Par exemple : dans une partie de Centile (au hasard), vous démarrez une scène avec 2 PJ. L'un est Sénateur, l'autre est son directeur de campagne (identité et relation : check), ils sont dans un bureau du Centre de la capitale (lieu : check) et sont en train de rédiger les dernières phrases du discours que le Sénateur doit prononcer (action : check). Maintenant, pour donner du relief à cette scène, faisons sortir la donnée temporelle hors du commun : il est 3h du matin et aujourd'hui démarre le carnaval dédié à Sainte-Horini qui devrait durer 8 jours.
Personnellement, il ne m'en faut pas plus pour voir les possibiliés de scénario, des brisures de routine (on va voir ça plus bas), d'envisager des scènes intéressantes, etc. Je vous invite à utiliser cette technique lors de l'écriture de votre prochain scénar', vous allez voir, ça met de l'huile dans les rouages.
Le début d'opération espadon est un bon exemple de plateforme intéressante. Tout est relativement banal pendant les premières minutes jusqu'à ce que l'on définisse la relation preneur d'otages/flic entre John Travolta et Don Cheadle.
Routine et brisure de routine : "be boring, be obvious"
Comment susciter l'intérêt ou maintenir la curiosité des joueurs ? Lorsque l'on m'a enseigné ce concept, on m'a parlé de cette vidéo bien connue (regardez à partir de 2:15). Dans cette vidéo, on a un exemple typique de routine/brisure de routine qui maintient l'intérêt du spectateur. Dans un contexte de jdr ça donne : vos joueurs effectuent une action (ex : le Sénateur et son directeur de campagne discutent), soudain elle est interrompue et les joueurs entament une nouvelle routine (une coupure de courant les empêchent de continuer à écrire, les joueurs sont maintenant en train de chercher un moyen de rétablir le courant).
Ce qui est très important dans une brisure de routine, c'est qu'elle aparaisse comme relativement normale. L'un des grands travers que l'on rencontre dans l'improvisation en jdr comme au théâtre est le besoin d'être original (ex : et soudain des ninjas rentrent dans le bureau en fracassant les fenêtres !!). Keith Johnstone invite souvent ses improvisateurs à être "évidents", voire carrément "ennuyeux". N'ayez surtout pas peur de taper dans la banalité quotidienne, car cela permet de faire monter petit à petit la tension et donne plus de relief aux tilts (on va y venir aussi).
Enfin, l'avantage de la banalité est qu'elle n'implique pas de fournir des explications tarbiscotées à coup de complots à 15 étages. Si vous êtes en impro, vous avez tout intérêt à vous simplifier les choses (mais faites-vous plaisir si vous êtes en train d'écrire votre scénario). Ex : la lumière s'est éteinte car un plomb a sauté tout bêtement, lorsque le Sénateur retrouve le gardien pour lui demander ce qu'il se passe... [introduire la prochaine brisure de routine ici]
Les brisures fonctionnent d'autant mieux que les joueurs "percutent". C'est-à-dire que leur réaction émotionnelle est forte : peur, colère, etc. Jouer un tough guy impassible qui ne se laisse toucher par rien est rarement une bonne idée. Cela a tendance à minimiser les enjeux et à "aplanir" le scénario. Je reviendrai plus tard sur ces mécanismes de construction de scène.
Le tilt
Vous l'avez probablement déjà utilisé lors de vos scénarios : il s'agit de la révélation qui fait totalement basculer l'histoire ou plutôt, et j'insiste là-dessus, les relations. Il peut s'agir d'un indice, d'un avoeu ou d'une découverte à l'instar de "la bombe sous la table" d'Hitchcock dans Sueurs Froides.
C'est donc un moment charnière qu'il ne faut pas rater, peu importe de quel côté de l'écran on se trouve. Il faut percuter, réagir, ne pas minimiser ce qui se passe. Un bon tilt fait en génaral totalement basculer les relations. L'un des plus gros tilts du cinéma étant évidemment un certain "je suis ton père"... Remarquez à quel point il trouve sa force dans la réaction de Luke.
Chouchoutez vos tilts, amenez-les lentement et surtout rendez-les évidents. Ex : Le directeur de campagne découvre que le Sénateur lui a caché qu'il avait eu un fille suite à une relation extra-conjugale. Le sentiment de trahison, la culpabilité, le manque de confiance, l'énervement... tout ça doit ressortir pendant la scène.
Le tilt est donc une super-brisure-de-routine qui n'influe pas tant sur l'action que sur la relation. Ce qu'on veut voir dans une scène, c'est les personnages être changés par ce qui leur arrive. Par exemple, l'un des tilts récurrents dans Centile est le fait qu'un joueur ou un PNJ se considère désormais comme un dieu et dédaigne tous ceux qu'il ne reconnaît pas comme ses pairs.
Je me limiterai pour l'instant à ces rapides descriptions d'outils de storytelling qui constituent déjà un bon socle pour improviser.
Proposer / Ecouter / Percuter
Ne vous êtes vous jamais retrouvé à une table où tout semblait présent pour réussir mais la mayonnaise ne prenait pas ? Combien de situations de roleplay ont tourné en rond ? Comment éviter le verbiage ennuyeux lors d'une scène purement roleplay ?
Dans pareille situation, l'un des outils que l'on m'a exposé fonctionne grâce au triangle "proposer/écouter/percuter" :
- Proposer : Une proposition n'est pas forcément verbale. Elle est tout élément scénique qui peut être récupéré pour servir l'histoire. En ce sens, un silence peut tout à fait être une proposition. Il est important de voir que les propositions sont partout ! Keith Johnstone va même jusqu'à dire que lorsque vous avez l'impression qu'il n'y a pas de proposition, en vérité celle-ci a été déjà formulée (maladroitement). La distance entre vos personnages, un élément de décor, une posture, un ton,... tout ça ce sont des propositions qu'il faut savoir récupérer. Si vous êtes MJ et en pleine impro, il faut impérativement savoir les repérer !
- Ecouter : On ne parle pas ici seulement d'ouïe, mais de bien percevoir toutes les propositions qui ont été faites. Comme elles sont polymorphes, il faut savoir développer son écoute : toujours avoir ses joueurs à l'oeil (et donc maintenir une bonne distance à la table), éviter les parasites (comme le HRP abusif), clarifier les propositions, etc. Rappelez-vous toujours : si une proposition est zappée ou mal comprise, ce sera toujours la faute des 2 personnes (proposeur et écouteur). Combien de fois ai-je vu un MJ ou un joueur balancer des vannes acerbes à la table parce que sa proposition n'avait pas été entendue...
- Percuter : Il s'agit de se laisser toucher par ce qui se passe sur scène. Un mécanisme de défense classique, dû à la peur que suscite l'improvisation, est de se blinder et de rester impassible face à un événement. Criez, hurlez, tremblez, pleurez, sautez, riez, embrassez, courrez, arrachez-vous les cheveux, mais faites quelque chose quand on vous envoie une proposition qui sort de l'ordinaire (ou pas d'ailleurs) ! C'est ainsi qu'une scène peut décoller. Ne fuyez pas la scène, ne vivez pas "ailleurs" ce que vous pouvez vivre ici. Ne niez pas les propositions par une absence de réaction (même si je parlerai aussi des "non" qui sont utiles, voire nécessaires à la scène).
Dans ce grand moment d'American Beauty, Kevin Spacey annonce sa démission à Annette Bening qui "percute" en s'énervant. Elle "propose" un discours moralisateur histérique et Kevin Spacey percute merveilleusement en balançant un plat d'asperges. Il s'agit quasiment d'un tilt : le rapport de force entre mari et femme vient de changer.
C'est tout pour aujourd'hui, mais c'est déjà pas mal de pratique pour maîtriser ces concepts qui demandent énormément de spontanéité. Pour y arriver, il faut parvenir à désamorcer certains mécanismes de peur, sur lesquels je parlerai très prochainement.